Online Magazine of the Visual Narrative - ISSN 1780-678X |
||||||
|
||||||
Antoine de Baecque, La cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture. 1944-1968 |
||||
Author: Jan Baetens Antoine de Baecque, La cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture. 1944-1968, Paris, Fayard, 2003. |
||||
Le livre qu'Antoine de Baecque, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et directeur actuel des pages culture du journal Libération, vient de publier sur la "cinéphilie", devrait faire date dans les recherches sur le cinéma et, plus généralement, dans le domaine émergent de l' "histoire culturelle", dont il constitue une des illustrations les plus originales et les plus séduisantes qui soient. Longtemps, en effet, les études sur le cinéma ont balancé entre deux extrêmes: d'un côté l'examen formel interne, d'inspiration directement ou indirectement sémiotique ou psychanalytique, de l'autre côté l'approche encyclopédique externe, de visée souvent exhaustive. L'un comme l'autre étaient souvent coupées de tout contexte historique ou tendait à réduire ce dernier à une pure question de calendrier. Aujourd'hui, cette conception positiviste tout comme ce refus de l'histoire ont vécu, le regain des études cinématographiques devant beaucoup au renouveau théorique et méthodologique qui a caractérisé l'écriture de l'histoire dans les années 80 et 90. Sous l'influence des cultural studies et de son insistance sur le concept de "représentation", l'histoire traditionnelle s'est transformée peu à peu en histoire culturelle. S'intéressant moins aux "faits" qu'à la manière dont ces faits sont socialement construits à travers les images médiatiques qui en sont données, l'histoire culturelle modifie non seulement la perception du passé, elle l'ouvre aussi à des objets et à des pratiques jusque-là ignorés ou méprisés par l'historien: les médias, certes, mais aussi et surtout la manière dont les médias font naître de nouvelles pratiques signifiantes, de nouveaux modes de vivre, de nouvelles façons de faire sens par et à travers eux. Dans une telle perspective, la cinéphilie est un objet dont l'importance historique ne peut être surestimée. Si le cinéma est l'art par excellence du XXe siècle, le type de regard qu'il a fait naître devrait autant retenir l'attention que le regard issu de l'invention de la perspective au seuil de la Renaissance, celui né des "machines à regarder" à l'orée du 19e siècle ou encore celui des techniques de simulation visuelle à notre époque de culture digitale. Or, si jusqu'à maintenant une étude globale de la cinéphilie faisait toujours défaut, le livre d'Antoine de Baecque fait bien davantage que simplement combler cette lacune. Certes, La cinéphilie retrace l'historique de ce regard, mais l'étude d'Antoine de Baecque en définit, c'est-à-dire en construit surtout l'objet. Un tel geste est rien moins que neutre: définie par Antoine de Baecque, la cinéphilie n'est plus ce vague et universel "amour du cinéma" pour lequel on pourrait la tenir, mais un objet historique précis, localisé dans l'espace (Paris) et le temps (1944-1968), dont toutes les autres formes de cinéphilie ne sont que des produits dérivés, des pastiches ou des caricatures. De plus, La cinéphilie démontre tout aussi clairement que cet objet culturel n'a pas toujours existé, d'une part, et qu'il n'est plus possible qu'il existe ou revienne encore, d'autre part. Pour Antoine de Baecque, la cinéphilie est avant tout une passion, certes, mais une passion qui est aussi une culture, c'est-à-dire un discours: une manière d'être, de vivre pour le cinéma, à l'exclusion de tout autre chose, puis aussi une manière d'en parler, d'en discuter, d'en écrire. La cinéphilie, c'est aussi le désir de prolonger le regard d'une parole (c'est le côté "ciné-club", avec la présentation orale du film avant la projection et la discussion qui la suivait) ou d'un texte (c'est le côté "revue", avec la découverte progressive des formes discursives susceptibles d'imposer l'objet de la passion, de la notule polémique au genre qui fut réellement inventé par les cinéphiles: l'enregistrement du long entretien avec le réalisateur), de manière à tisser autour de l'image un réseau discursif qui lui donne son véritable sens. Reprenant certaines idées de Serge Daney, cet observateur mélancolique de la culture post-cinéphilique, Antoine de Baecque définit la cinéphilie plus particulièrement comme une cérémonie, dont les trois aspects majeurs sont: d'abord l'enchantement du spectateur (le ravissement, la perte de soi, la fascination); ensuite l'enregistrement (le contact du réel, le travail percé par la présence du réel, que ne retrouve aucune forme de montage); enfin la projection (il n'y a pas de cinéphilie hors salle). Pareille coïncidence n'existait pas avant 1944 (ce qui manquait, plus exactement, c'était le discours cinéphilique, la parole et l'écriture systématiques autour du cinéma). Elle s'est cristallisée discursivement après la guerre (la grande période de la cinéphilie étant les années 50, jusqu'au passage des critiques à la réalisation). Elle s'est perdue avec mai 1968, et sans doute bien avant, non seulement sous l'impact de la télévision et bien d'autres formes d'images, qui ont donné au cinéma un coup de vieux, mais aussi et surtout suite à l'intrusion de la politique, qui a révélé les limites idéologiques de la cinéphilie. La passion dévorante du cinéma se manifeste brusquement aux débuts de l'immédiat après-guerre et son résultat le plus tangible est la promotion du cinéma en objet culturel légitime. Le livre d'Antoine de Baecque ne se contente nullement de décrire les grandes étapes de l'émergence, puis du décline de la culture et de la parole cinéphiliques. S'appuyant sur une documentation souvent inédite (notamment les fonds Truffaut, Bazin, Sadoul, Langlois) ainsi que sur la lecture extrêmement minutieuse des principales revues de l'époque (L'Ecran français, les Cahiers du cinéma, Positif, Les Lettres françaises, entre autres), Antoine de Baecque prodigue à son lecteur une superbe leçon d'histoire. La cinéphilie nous aide par exemple à revoir bien de nos idées trop faites sur bien des aspects de la passion du cinéma dans l'après-guerre. Son apport essentiel est sans conteste la réinscription de la cinéphilie dans le contexte politique et idéologique de l'époque. Les positions successives de Truffaut et des Cahiers, proches au début des provocations de la droite "hussarde", sont très finement analysées, tout comme les tensions internes au camp communiste, qui vers 1950 n'était pas aussi prostalinien et antihollywoodien qu'on n'a voulu le croire. Il en va de même pour les grandes polémiques qui ont secoué la décennie 50, comme la crise ouverte par le célèbre article de Truffaut "Une certaine tendance du cinéma français" ou les affrontements autour du réalisateur "antirouge" Sam Fuller, puis la décennie 60, comme le limogeage de Rohmer à la tête des Cahiers du cinéma ou l'affaire Langlois. Antoine de Baecque revalorise également l'apport de bien des tendances et des critiques oubliés par le succès de Truffaut et de ses amis ou par l'antagonisme simpliste entre gauche et droite, les chapitres sur Roger Tailleur et Bernard Dort étant exemplaires de ce point de vue. La passion cinéphilique a suscité un livre à sa hauteur, d'une érudition sans faille, riche et divers, formidablement bien écrit. La cinéphilie peut soutenir sans problème la comparaison avec les grands textes des cinéphiles eux-mêmes. Mais pour passioné qu'il soit, le livre d'Antoine de Baecque est surtout mélancolique par la conscience de la perte irrémédiable de son objet, qui ne peut désormais plus s'écrire qu'au second degré: ce livre n'est pas sur le cinéma, mais sur l'amour du cinéma. Le cinéma lui-même, Antoine de Baecque ne peut que le répéter, n'est plus. Tout ce qui nous reste, c'est le retour sur la passion qui l'a créé : la cinéphilie. |
||||
|
||||
|
|||||||
This site is optimized for Netscape 6 and higher site design: Sara Roegiers @ Maerlantcentrum |