Image and Narrative
Online Magazine of the Visual Narrative - ISSN 1780-678X
 

Home

 

Home archive

 

 

 

Issue 8. Mélanges/Miscellaneous

Quand lire, c'est écrire.
A propos d'Iphigénie de Xavier Löwenthal

Auteur: Philippe Sohet
Published: Mai 2004

Abstract (F): Cet article propose une analyse d' "Iphigénie", un album de bandes dessinées du jeune auteur belge Xavier Löwenthal. Explorant les rapports complexes entre l'univers du livre et l'univers tout court, examinant l'apport des théories scientifiques sur la logique du monde (dont celle de Newton) que l'oeuvre même interroge, notre contribution cherche avant tout à mettre en lumière le dialogue entre texte et auteur et les stratégies destinées à faire de la lecture une création d'univers.
Abstract (E): This article deals with an analysis of "Iphigénie", a graphic novel by the young Belgian artist Xavier Löwenthal. Our contribution aims to explore the complex relationships between the universe of the book and the universe which it entails, while simultaneously reflecting on the way Löwenthal's book brings in various scientific theories on the mechanics of the world. Finally, it stresses the dialogue between text and author, more specifically the ways the book proposes the act of reading as a kind of world-making.

 

" …toute lecture un peu attentive est une sorte de réécriture "

Thierry Hentsch
Raconter et mourir

Illustr. 1Illustr. 2Illustr. 3

Du livre comme univers

D'un incongru rapprochement, débutons. Il en va peut-être des livres comme des pierres en montagne: certaines parsèment chemins et alentours, d'autres se dressent en cairns. De même, quelques ouvrages se démarquent et balisent un itinéraire de lecteur, véritables repères de ces rencontres singulières qui nous resteront longtemps actives. Iphigénie de Xavier Löwenthal[1] relève sans conteste de cette catégorie, celle des livres qui parlent autant de leur réalité propre que des fables qu'ils mettent en scène.

Le drame d'Iphigénie a traversé les siècles. Euripide nous la montrait condamnée à mourir pour assumer le devoir de son père et l'honneur de la nation en apportant la promesse d'une victoire contre Troie. L'innocente Iphigénie y commuait son sacrifice en héroïsme. Dans le récit proposé par Löwenthal, Léonce assume le rôle de souffleur au théâtre et, aux côtés de sa mère, se doit d'être le gardien tutélaire de l'ordre du monde, de l' "inamovible de ce qui est écrit". Or il ne peut accepter d'assister, chaque soir, à la mort de cette Iphigénie dont il s'est épris. Le destin de l'héroïne pourrait-il être modifié, la loi des livres contournée ? Scrutant les marges d'un Possible malgré le poids de l'Irrémédiable, Léonce se révoltera d'une réplique non-prévue.

Au détour d'un tel prétexte, Löwenthal s'amuse à bousculer quelques propositions classiques sur la représentation. Aristote fondait l'essence de l'art narratif sur la mimésis, sa capacité à copier le monde[2] ? Par un facétieux retournement, Löwenthal en inverse l'axiome: et si le monde n'était que copie du livre ? Dans la même ligne, il n'est pas inconcevable de lire dans Iphigénie quelques réminiscences du dispositif propre à la caverne platonicienne: Léonce et sa mère, cloîtrés dans leur sous-sol, ne possèdent du monde que la perception offerte par les représentations théâtrales et le trou pratiqué dans le plafond ne joue-t-il ici un rôle semblable à la lentille photographique[3] permettant l'impression d'une perception ?

De tous temps, lecture et civilisation du livre ont inspiré nombre d'auteurs et nourri moult chefs d'œuvre. Métaphores de l'acte culturel par excellence, faut-il encore rappeler le fantasme de la bibliothèque borgésienne (enième figure de l'Arbre de la connaissance), les motifs du pouvoir lié à l'écrit (Le nom de la rose) mais aussi de la mémoire résistante (Fahrenheit 451) ? Au niveau de la bande dessinée, et pour ne prendre qu'un exemple, la formidable prégnance de cette thématique dans l'œuvre d'Andreas a déjà été soulignée ailleurs[4] . Participant de cette tradition bien établie, un récit en particulier n'est pas sans présenter quelques affinités avec l'Iphigénie de Löwenthal: Une trop bruyante solitude du tchèque Bohumil Hrabal[5] . Dans la perspective de la culture comme dernier refuge face à une réalité " normalisée ", Hanta, le personnage de Hrabal, presseur de vieux papiers de son métier, tente obsessivement de préserver les livres, bribes éparses de cette culture qu'il doit détruire. A sa façon, Hanta, comme Léonce et sa mère, se fait le gardien du monde du livre; comme ces derniers, le presseur œuvre dans un sous-sol envahi de monticules de volumes, espace " en-dehors " du monde, relié à celui-ci par une étroite ouverture dans le plafond. Dans les deux cas la trame repose sur une volonté de transgression face à l'autorité et l'orthodoxie. Néanmoins les deux œuvres divergent dans leurs motifs. Hanta résiste à sa façon pour tenter coûte que coûte de maintenir la présence, la mémoire de l'univers livresque face au système qui tend à l'épuration culturelle. La désobéissance de Léonce, au contraire, vise à s'émanciper de " la loi du livre " et du déterminisme qu'elle impliquerait. Mais, derrière ces détours, se rencontre le même plaidoyer pour un espace de liberté et d'action.

De la gravité en littérature

Dans leur sous-sol, Léonce et sa mère se disent les " gardiens du monde " ceux-là dont la mission est bien de " contrôler la correspondance du monde aux livres ". Or, les péripéties de Hanta comme celles de Léonce le prouvent: l'ordre de la culture n'est jamais définitivement acquis. Aux menaces d'épuration qui taraudent l'univers dans lequel lutte Hanta, répond le délitement perpétuel des " empilements " de livres chez Léonce et sa mère qui, tels Giovanni Battista, le " mainteneur " du complexe de La tour[6] , tentent de préserver de la dégradation ce monde porté à l'effritement. Mission qui semble s'organiser sur un double front: à l'activité vespérale du souffleur veillant au respect du juste texte s'ajoutent les incessants travaux diurnes d'étançonnage des bibliothèques. La " galerie L " ne vient-elle pas de s'effondrer ?

C'est encore un coup des Littrés, ça ". Dans l'amoncellement des volumes épars (cf. Illus. 1), un panneau nous apprend qu'on devait bien entendu y croiser les ouvrages de Lacan, Laclos, Lamarche, Lamartine, Lévi-Strauss, Lagerlöf et d' autres[7] .

Illustration 1

Parmi cette énumération, un nom se détache par son statut particulier. " De l'imprévisibilité de la dynamique newtonnienne " est le seul volume dont le titre et l'auteur soient clairement lisibles au sein du chaos dû à l'effondrement de la galerie L (13:3). De plus, la case suivante nous laisse péniblement déchiffrer un extrait de texte mentionnant les travaux de cet auteur. Ainsi pointé, le nom de Lighthill devient particulièrement significatif. Même en dehors de la référence à l' homonyme[8] qui l'a inspiré (sans doute moins familier au lecteur que les autres locataires de la galerie L), Lighthill se retrouve bien aux croisements des diverses tensions qui traversent Iphigénie. La racine de " light " renvoie au nœud sémantique attaché à la " lumière ". Or Iphigénie nous conte l'incertain passage de Léonce de l'obscurité du sous-sol à la lumière du jour. Léonce se trouve littéralement aveuglé par Iphigénie: ce sont bien par ces rayons lumineux (" réveillé par de la lumière " 12:10) que s'éveille ou se rêve sa relation à celle qu'il appelle avec justesse sa " lumière chérie "[9] (cf. aussi Illus. 1). Ses premiers pas hors du monde clos le voient marqué d'un " ébloui " sur le front. État qu'annonçait très opportunément un second titre lisible dans cet effondrement de la galerie L: " Blendung " (aveuglant, éblouissant), juste aux côtés du traité de... G. Lighthill[10] .

Mais Lighthill indexe aussi une tout autre dimension de lecture. Car si "light" peut relever du topos de la luminosité, il s'inscrit tout autant dans celui du poids en assumant le signifiant de la légèreté. La pertinence de cette direction peut sembler moins évidente. Certes, il est possible d'évoquer les motifs qui soulignent le " poids " des volumes (dont les empilements, faut-il le rappeler, s'effondrent constamment) mais aussi le poids de ce monde des livres que Léonce finit par haïr parce qu'ils " écrasent tout ", incarné dans le rêve central du récit sous la forme de rouleaux compresseurs et autres presses[11] . Comme auteur, G. Lighthill entretient des rapports encore plus étroits avec son patronyme et l'univers de la physique. L'ouvrage qu'il a signé (Illus. 2) s'attaque en effet à la réfutation de certaines des thèses de Newton, inventeur de la loi de la gravité (ou loi de l'attraction universelle). Ce rapprochement n'est en rien fortuit. Ailleurs, Xavier Löwenthal nous avait déjà offert quelques réjouissantes considérations sur les rapports du livre et des lois de la gravité universelle[12] . Dans son désir de nous convaincre que " La gravité du livre " ne relèverait pas de la loi de la gravité de Newton, n'affirmait-il pas déjà qu' " Il y a des livres graves comme d'autres sont légers. Ça n'a pas le moindre rapport avec leur nombre de pages ou la masse de l'ouvrage. On peut même affirmer que les livres les plus lourds sont les plus légers. Les livres graves volent: ils sont particuliers, ils émanent de pensées singulières et ils produisent du sens.  Et d'ajouter: " La tendance naturelle du livre (objet libre s'il en est) est de s'élever dans l'éther et d'y voleter. C'est pourquoi les bibliothèques sont très généralement pourvues de plafond et de serre-livres. Si le lecteur s'accroche et qu'il n'est pas tampon, il volette aussi ".

On pressent les affinités étroites entre les thèses du personnage et les visées de l'auteur qui, de par son propre patronyme, pourrait , en toute logique, s'inscrire dans cette même galerie.

Le choix de la galerie L ne pouvait donc être plus significatif: à ces liens on pourrait ajouter les résonances immédiates que la galerie effondrée entretient avec l'univers du Livre, de la Lettre (évoquée partiellement par Littré) ou de la Langue. Pourtant, la galerie L[13] n'a pas fini de nous livrer ses secrets. Entre sentence et liste d'auteurs, le lecteur se retrouve face un bien énigmatique " Élise est née ici ". Renvoi à la dédicace principale (A Élise qui naquit durant ces pages ), ces mots insèrent dans l'espace de cette case précise le moment de sa mise au monde (durant ces pages). Inscription dont la trace énonciative inscrit surtout l'auteur Löwenthal au cœur même de la galerie L et en propose une lecture tout aussi phonétique.[14]

Entre les lignes

Ce qui n'est pas écrit, n'existe pas " " Il n'y a dans le monde que ce qui se trouve dans les livres ": régulièrement la mère de Léonce réaffirme l'axiome fondateur de sa perception du monde. Sans réussir à en convaincre Léonce: mû par son sentiment amoureux et fort de l'appui de certains slogans qui tapissent la galerie L (" Le despotisme du livre est la loi du ge.. "), il entreprend d'en démontrer les failles. Léonce reste persuadé de l'existence d'un univers du " possible ", interstice de liberté dans les rets du livre. " Le livre n'indique que ce qui est obligatoire pas ce qui est possible ". Amoureux d'Iphigénie, il dresse le relevé systématique des " occurrences " et des " récurrences " qui s'attachent à ses prestations théâtrales. Face à la colonne des inévitables récurrences imposées par le texte, il consigne minutieusement les diverses occurrences qui semblent échapper à cette loi (une hésitation, un faux pas). De ce travail Léonce n'est pas l'initiateur. Il prend le relais d'un certain Hégésippe Ducruet (dont on ne saura rien) et le relevé en est à sa 23271 ième prestation[15] . Ce soir-là Achille n'a-t-il pas trébuché et, quelques soirées plus tard, Iphigénie n'a-t-elle pas regardé le souffleur ?

La somme à laquelle s'est attelé Léonce " Pour un monde possible. Traité des différences, des occurrences, des récurrences et des possibilités in... (...finies ?...mprévisibles ?) " semble fortement inspirée des théories du sieur Lighthill. Dans sa volonté de contrer les lois classiques du déterminisme, celui-ci n'était-il pas cité aux côtés de René Thom, la théorie des catastrophes et " L'échec du déterminisme dans les systèmes newtoniens "  (14:1)[16] ? Pour asseoir davantage cette conviction d'une nécessaire reformulation des lois de la physique, c'est bien sur l'exemplaire de La physique quantique de Planck que Léonce consigne les matériaux de sa preuve. A sa façon, ce relevé des occurrences et des récurrences peut se rapprocher du projet au cœur du Salut Deleuze ![17] de Martin Tom Dieck et Jens Balzer qui relit avec intelligence les thèses exprimées par le philosophe dans Différence et répétition. Se rapprocher aussi, plus fondamentalement, avec un des principes de base du système expressif de la bande dessinée. La narration par un jeu séquentiel de vignettes ne procède-t-elle pas, quasi ontologiquement, par répétition et différences, reprises et glissements dans les motifs. Empattements de figurations que Pierre Fresnault-Deruelle a déjà très opportunément désigné comme un procédé de " tuilage "[18] . Soulignant le principe, l'auteur d'Iphigénie ne craint pas, par trois fois, de répéter différentes compositions[19] .

Léonce

Dans l'inventaire de cette galerie L, un nom devrait bientôt venir s'ajouter puisque Léonce a pris la plume. Afin de contrer le joug du " déterminisme des livres ", Léonce écrit. Soir après soir, il se met à relever les occurrences et récurrences qui se rapportent au monde d'Iphigénie. Reniant ses anciennes fonctions " J'ai arraché les dernières pages du livre. Je les ai oubliées, enfouies dans ma mémoire ", le gardien de l'orthodoxie du monde à la loi du texte passe du statut de lecteur à celui d'écrivain. Léonce écrit l'histoire, permet l'histoire annonce le prologue. Geste transgressif et paradoxal du souffleur qui ne soufflera plus le texte de loi mais, d'une réplique inédite, insufflera vie au texte.

Cette réplique transgressive, texte hors du texte, parole proprement créatrice d'univers, nous n'y aurons jamais accès[20] (Illus. 3). Tirade qui change le cours des choses et ouvre le monde des possibles: ces paroles " inconcevables ", le cadre de la case nous les happe définitivement, n'en laissant subsister que des fragments désormais sans grande signification.

A l'ouverture de cette même planche, le monstre cauchemardesque, incarnation de l'Ananké d'Iphigénie émergeait de la cache du souffleur au lever du rideau. Au sortir de cette planche pivot, c'est un personnage féminin, ailé et figé en statue qui s'offre en représentation de la Sphynge[21] . " La cruelle Sphynge grecque ", différente du sphinx égyptien, dieu bon et protecteur, se présentait le plus souvent au départ d'une nouvelle destinée. Sa célèbre incarnation dans la fable œdipienne lui faisait demander des paroles de vie or ici, c'est bien d'avoir prononcé ces paroles dérobées à notre vue que le sort en est changé, que le rideau se fermera vraiment et que la porte s'ouvrira pour Léonce. Dans cet effet de parenthèse, le passage et la métamorphose se voient encadrés par le dispositif de représentation[22] .

Par cette réplique, Léonce, de souffleur se fait créateur, le lecteur devient auteur. La place nodale de cette mutation se voit soulignée par un travail subtil à même le mode d'expression. Les planches qui préparent la décision rebelle de Léonce affichent elles-mêmes les signes d'une singulière mutation. Les silhouettes des principaux actants s'évident, se signifient par la négative. De la portion non-marquée du support émerge la figuration. Le blanc dessine. Autoréflexion sur le médium, s'il n'est pas exhaustif, le procédé ponctue de zones franches les planches 25, 26 et 27. [23]

A l'amorce de la troisième partie, Léonce réussit à sortir du théâtre. La case qui ouvre la séquence nous le montre émergeant des coulisses encombrées d'un appareil photographique, d'une presse et d'autres objets. Fuyant les ténèbres sous les auspices de la Sphynge et d'une statue de Lamassou, figure akkadienne du bon génie, Léonce se précipite vers la zone de lumière, pousse cette porte dont les hublots trouvent leur équivalent dans les yeux aveuglés de la Sphynge désormais vaincue[24] . A l'aveuglement de la Sphynge répondra l'égarement de Léonce. Hors de tout repère (" Dans quel livre suis-je tombé ?"), les visages, comme les lettres s'estompent. Noyé parmi la mascarade des silhouettes anonymes jusqu'à l'indiscernable, les perspectives entrent en sarabande, les écritures se multiplient, les propos difficilement perceptibles, demeurent énigmatiques. Iphigénie elle-même en devient méconnaissable. Car en voulant remodeler l'histoire, Léonce " enlève à Iphigénie le rôle de sa vie et déjà, elle n'est plus Iphigénie... ". Derrière le personnage, la personne; hors du " déterminisme du texte ", l'incertitude d'un espace désormais imprévisible où tout est à construire, là où " je " ne peux que constater " Je ne connais pas mon texte ".

Dans un effet de boucle, la dernière case de l'ultime planche de l'album, fait écho au tableau scindé du prologue. Les tons, la touche mais encore l'enchevêtrement des chaises nous renvoient à l'enchevêtrement des mats de la flotte en attente au port d'Aulis. Personnes en attente d'autres rencontres indécidables, aussi aventureuses bien que non plus belliqueuses. Liberté d'un avenir hors du destin.

A la lumière de tel excipit on saisit la portée réelle de la dédicace qui ouvrait le récit[25] . Il est quelque peu déroutant qu'un auteur évoque, pour célébrer la venue au monde de sa propre fille, le récit d'une jeune femme sacrifiée par son père. Pourtant, peut-on concevoir plus beau cadeau parental que celui d'un Léonce luttant pour arracher Iphigénie à son funeste destin, lui offrir un espace d'imprévisibles, interstices de liberté ?

Quand lire c'est écrire

Dans sa " lecture " du célèbre tableau de Chardin Un philosophe occupé à sa lecture, Georges Steiner nous rappelle combien " Le vrai lecteur entretient avec le livre une relation créatrice [26] " . Sur la toile, la plume d'oie cristallise l'obligation première de réponse. Elle définit la lecture comme une action. Bien lire, c'est répondre au texte, [...]c'est s'engager dans une relation de réciprocité comptable avec le texte lu, [...] s'embarquer dans un échange total ". Ajoutant : " La plume active du lecteur couche par écrit un " livre responsif ", une réplique [27] ". Car, en définitive, lire c'est écrire.

Tel fit Léonce qui, à force de scruter la pièce et ses représentations, de noter récurrences et traquer occurrences, parvint à repérer les interstices d'un "possible" dans le "figé", à se donner l'espace de la réplique créatrice de liberté.

Autant pour Xavier Löwenthal qui, à la suite d'Eschylle, Sophocle, Horace, Euripide, Homère et Racine (mais aussi de Scarlatti, Gluck ou Cacoyannis et bien d'autres) se voit interpellé par le drame d'Iphigénie. Peu d' œuvres auront suscité des lectures à ce point multiples et variées. Et, si bien lire c'est écrire, toute ré-écriture s'avère lecture de son temps au même titre que de l'œuvre inspiratrice[28] . Toute lecture relève d'un champ de lectures qui traversent l'époque. Revisitant à son tour la fable grecque, il ne faut donc pas s'étonner de voir Löwenthal se référer aux réflexions de René Thom, à la théorie des catastrophes et du chaos[29] pour appuyer cet interstice irréductible de liberté humaine. Une relecture de notre temps qui se laisse retracer tout autant par certaines références plastiques, Marcel Duchamp en tête, évidemment[30] .

On le voit, revendication du pouvoir de l'événementiel et de la force de l'imprévisible, Iphigénie s'offre aussi comme un hymne à la lecture.

La dynamique newtonnienne se fonde elle-même sur les lois de l'inertie qui affirment, contre toute raison, que n'importe quel système est immuable et éternel tant qu'aucun importun ne vient glisser des bâtons dans ses roues..[...] Pour notre part, nous considérons qu'une force " contraire ", loin d'être importune, est libératrice. Elle produit la différence salvatrice, le changement, la naissance d'un mouvement neuf. [...]. Grâce à lui , le livre pourra trouver son lecteur et entamer de nouveaux mouvements aériens, infiniment. Le but de l'auteur est de provoquer ce déséquilibre[31] "

Ce " lecteur à trouver ", Léonce en assume une première personnification (Illus. 2). Le dialogue de la première scène ne peut être plus explicite: " Ce qui n'est pas écrit, n'existe pas "; " Et nous alors ? On n'est même pas écrits d'abord ". Un " nous  " renvoyant autant au souffleur face au texte du répertoire (15:2), qu'au lecteur d'Iphigénie (suggéré d'ailleurs par les perspectives subjectives autour d'un livre à déchiffrer avec Léonce en 8:6 et 9:1).

Illustration 2

De la lisibilité et de son lecteur

Invite, incitation à la lecture, Iphigénie provoque son destinataire. Sa lisibilité ne s'y livre pas d 'emblée. Le mode de figuration expressionniste, quasi signalétique, propose des silhouettes parfois proches de certains travaux d' Ensor. La composition bouscule les perspectives, affiche un dimorphisme des personnages, laisse paraître divers chevauchements de motifs. La palette chromatique quelques fois opaque, ne coïncide pas avec les surfaces contourées et peut varier de case en case pour un même motif. Récit sur le monde des livres et de la lettre, le registre du scriptural n'est pas en reste. Au-delà du prologue, la majorité des vignettes sont muettes. Insérés dans des phylactères, en pleine page ou à même le personnage, la graphie et la taille des mots se modifient, caractères cyrilliques et écriture phonétique s'immiscent, quelques énoncés se retrouvent à contresens, difficilement déchiffrables, des titres se laissent deviner[32] , la réplique centrale nous est tronquée à la vue. Le récit livre peu à peu au lecteur attentif un réseau de références dense qui, sans être indispensables, consolident avec finesse l'argument.

Ce qui se gagne à telle application, n'est autre que la rencontre d'un auteur, ce dialogue prôné par Steiner. S'y lit la présence d'un être en écriture[33] . Lectures et questionnements, contexte personnel, empreintes de l'acte créateur se donnent comme autant de traces d'une parole en cours. Les réminiscences du pinceau ou du crayonné qui se rencontrent régulièrement ne sont que les indices les plus évidents du travail précis qui traverse ce récit. L'ensemble des ressources plastiques sont convoquées au service du projet. Dégagé de l'alibi référentiel, le chromatisme scande les grandes sections héritées d'Euripide (Prologue, Épisodes, Exode), y crée une dynamique qui se joue sur le clair et l'obscur, le fin et le gras, dessine autant par le vide que le plein[34] . La composition des planches ne cède à aucun mécanisme. Avec ou sans gouttières, segmentées en vignettes, bandeaux, pleine planche ou double planche, aucune de ces compositions ne se répète au sein de l'album. Telle " imprévisibilité " dans la narration conduit à y repérer davantage les rhétoriques qui segmentent[35] et unissent les vignettes: lignes de composition qui traversent des ensembles[36] , coïncidence du hors-cadre[37] , ponctuation à partir du site[38] . En d'autres occasions, une visée rythmique semble présider à l'agencement des vignettes, mais également des phylactères, ou des autres motifs qu'elles contiennent[39] . Au niveau de la figuration, la séquence centrale du rêve de Léonce illustre à elle seule l'architecture fine des compositions qui caractérise le récit. Au terme de cette épopée onirique (p. 22), Léonce s'attaque à l'incarnation monstrueuse emportant en ses flancs le corps d'Iphigénie. Les motifs évoqués y synthétisent diverses références de l'imaginaire narratif occidental dans une figuration de la bravoure chevaleresque. Des épées laser popularisées par la quête du Jedi, en passant par la figure donquichottesque, il n'est jusqu'à l'étrange créature pour faire écho au mythique Cheval de Troie, conséquence indirecte du destin d'Iphigénie. Entrelacs que vient appuyer le dispositif expressif: chromatisme opaque et zones tranchées, traits acérés et pinceau puissant, même le jeu symétrique des gouttières en forme de croix cautionne la thématique sacrificielle de cette planche.

Un hymne à la lecture

On le voit : le questionnement que propose Iphigénie sur le rapport du lecteur au livre et du livre au monde, se soutient constamment d'une maîtrise des ressources du médium. " Les livres graves volent ": nous avions mentionné les stimulantes propositions de l'auteur sur les rapports paradoxaux du livre aux lois de la gravité. A l'aune d'un tel critère, l'ouvrage de Xavier Löwenthal n'a rien à craindre. Au contraire, des pentes alpines aux plateaux tibétains, les cairns ont en commun d'appeler le pèlerin à y ajouter sa propre trace. Tel Iphigénie, face auquel le lecteur se retrouve plume en main. A l'évidence.

 

Notes

[1] Iphigénie, Xavier Löwenthal, La 5° couche, 2000, Bruxelles, 34 pages.

[2] A ce propos, il est plaisant de se rappeler le jugement sévère porté par Aristote dans la Poétique sur l'Iphigénie d'Euripide. "Comme exemple de […] caractère inconsistant, Iphigénie à Aulis car Iphigénie suppliante ne ressemble en rien à ce qu'elle est par la suite" (54a28 selon la traduction commentée de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980, p. 85).

[3] Motif qui se retrouvera d'ailleurs discrètement inséré dans la vignette 29:1.

[4] Voir " La pulsion au récit " (in) L'ambition narrative, Philippe Sohet et Yves Lacroix, Ed. XYZ, coll. Documents, Montréal, 2000, p. 235-261.

[5] " Une trop bruyante solitude ", écrit en 1976 circulera d'abord en plusieurs versions sous le manteau (présentant des variations dans l'épisode final... comme les nombreuses ré-écritures d'Iphigénie !) avant d'être traduit en français chez Robert Laffont (Paris, 1983). Sa toute récente adaptation en narration graphique proposée par Ambre, Lionel Tran et Valérie Berge aux éditions Six pieds sous terre a été l'objet d'une exposition à Angoulême en janvier 2003.

[6] La tour, François Schuiten et Benoît Peeters, Casterman, 1987.

[7] cf. 14:5. Littré et Lénine aux monumentales bibliographies se méritent plusieurs mentions.

[8] James Lighthill est l'auteur de l'étude " The Recently Recognized Failure of Predictability in Newtonian Dynamics " (in) Proceedings of the Royal Society, London, A 407, 1986, p. 35-50, citée notamment par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers dans Entre le temps et l'éternité, Fayard, 1988.

[9] Cf. 10:1, 14:5, 16:5, 23:1, 22:3 et p. 15

[10] 13:3

[11] 19:5 et p. 20-21. A ces motifs de l'écrasement succède d'ailleurs la légèreté des pas de la danse amoureuse de Léonce et Iphigénie (23:4, 24).

[12] Erratum (in) La 5° Couche, n° 4, Bruxelles, 1997, p. 2 et 43.

[13] Que, sans doute, seule l'horreur du doublon homophonique aura préservée du vocable "Aile L ".

[14] "  Élise " pour " L / lise " , " Elles lisent " ?

[15] Il s'agirait donc possiblement de la 63° année de représentations quotidiennes .

[16] En réalité, les affinités entre Léonce et les écrits de Lighthill paraissent à ce point fondées qu'il est amusant d'imaginer que l'effondrement de la galerie L puisse avoir été provoqué par les incessantes consultations de cet ouvrage.

[17] Salut Deleuze!, Martin Tom Dieck et Jens Balzer, traduction de Paul Derouet, coll. Amphigouri, Fréon édition, Bruxelles, 1987.

[18] Pierre Fresnault-Deruelle, "La bande dessinée ou le tableau déconstruit", (in) Conséquences. n°13-24 (Contrebandes) p. 42. Étude reprise dans L'éloquence des images (Images fixes III) Puf, coll. Sociologie d'aujourd'hui, Paris, 1993.

[19] Ainsi en va-t-il, par exemple, de 27:3 et 28:4, de 28:9 et 30:1, de 21 et 26:3.

[20] Parole d'autant plus inaccessible au lecteur que le second " épisode " chez Euripide ne comprend pas d'intervention d'Achille, pas plus que la scène 3 de l'acte II chez Racine.

[21] Selon le modèle des ex-voto visibles au Musée de Delphes, 560 a.c.

[22] Le caractère déterminant de la scène se voit rehaussé par l'organisation singulière de la planche qui l'expose. Unique composition orthogonale du volume, elle tresse de multiples échos et renvois tant au niveau chromatique (l'or du second bandeau), du figuratif  (les masques anonymes du publics trouvent écho dans la statue à la 3° colonne; ouverture et tombée du rideau se superposent) que de la figuration (la fin de la représentation ne coïncide-t-elle pas avec la symbiose de la figure et du support dans le blanc ?).

[23] Le procédé se poursuit en toute logique dans l'écho symétrique des silhouettes d'Iphigénie et de Léonce, d'abord séparés (28 :4 et 6) puis réunis autour de cette réplique on ne peu plus appropriée :" Je ne suis pas de ce monde ". Certes l'affadissement de quelques silhouettes auparavant dans l'album (13;3, 21, etc.) préfigurait déjà le procédé, mais sans avoir jamais été conduit jusqu'à sa conclusion.

[24] Hublots à la luminosité d'autant plus signalétique que le panneau lumineux d'EXIT surplombant la porte est éteint. Il est vrai qu'un équivalent scriptural trône bien par-dessus dans ce titre d' EXODE.

[25] De manière assez inhabituelle, celle-ci ne précède pas les premiers éléments du texte narratif mais se voit intercalée entre le " Prologue " et les " Épisodes ". Si ce déplacement semble s'expliquer par des contingences de composition d'ordre général (respecter le vis à vis des planches constituant le " Prologue ") il n'en procure pas moins une place particulière à cette dédicace dorénavant intégrée au cœur même du texte en cours.

[26] Georges Steiner : " Le lecteur peu commun " (in) Passions impunies, Folio-essais, n°385 (date ?), Paris, p. 11-36.

[27] Et Steiner de citer en exemple " l'exemplaire d'Euripide annoté par Racine ".

[28] De l'emprise de la Polis à celle des passions, d'Euripide à Racine, ce que la version proposée par Racine donne à lire de son temps se voit clairement synthétisé dans l'étude de Claire Nancy, " Iphigénie, d'Euripide à Racine. Une réécriture " (in) Poétique, n° 129, 2002, Paris, p. 33-50.

[29] De même, ne faut-il pas s'étonner de voir publier, l'année suivant la parution d' Iphigénie et dans une perspective complémentaire, le récit en bande dessinée La théorie du chaos de Pierre Schelle, aux éditions Delcourt (Col. Série B, Paris, 2001).

[30] Cf. 23:4 et 24.

[31] Erratum (in) La 5° Couche, n° 4, op. cit.

[32] Comme ce " La folie est une considération statistique " (31:2)

[33] Les marques énonciatives sont multiples dans ce récit. Outre les traces plastiques et l'insertion de la naissance d'Elise déjà mentionnées, on peut encore signaler, sur la couverture qui recouvre Léonce durant son rêve, p. 20, le dessin d'un volume au titre difficilement perceptible: Livre et une date (26-10-96) que l'auteur nous confirmera être celle de la réalisation de la planche ou encore cette réflexion d'auteur portée par un personnage : C'est le moment de placer un aphorisme (31:2).

[34] Avec, par exemple , ces silhouettes découpées " en négatif " à même le blanc de la planche aux p. 25 et 26.

[35] Ainsi, en 15:2 un discret " Oui oui " sur fond de mur suffit pour octroyer à cette portion de la planche le statut de case et participer, de ce fait, à la segmentation temporelle de la diégèse.

[36] Notamment en 9:4-6, 12:5-7, 14:4-5.

[37] 10:5 et 11:1 mais aussi cette curieuse construction d'un échange de regards entre mère et fils (16:3 et 16 :9)

[38] Entre autres: 7:6 et 8:4; 8:6, 12;6 et 18:4; 9:1 et 25:1.

[39] 12:2-7, 19:4-5, 24 et 30:4-5 pour ne citer que ces passages.

 
 
 
   
 

 

Maerlant Center Institute for Cultural Studies

This site is optimized for Netscape 6 and higher

site design: Sara Roegiers @ Maerlantcentrum