Image and Narrative
Online Magazine of the Visual Narrative - ISSN 1780-678X
 

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Issue 8. Mélanges/Miscellaneous

M comme main. Une lecture du Château de Kafka adapté par Olivier Deprez

Author: Jan Baetens
Published: May 2004

Abstract (E): This article deals with a very specific aspect of the semiotics of the body : the representation of the hand in wood-cuts novels, as illustrated by Olivier Deprez’s adaptation of Kafka’s The Castle. The theoretical framework used in the analysis is that of the so-called “constrained writing”, more specifically the idea that the choice of a specific drawing technique can be used as a creative device explaining both form and content of the work.

Abstract (F): Cet article s’intéresse à un aspect très spécifique de la sémiotique du corps: la representation de la main dans les romans graves sur bois, un genre qu’illustre ici l’adaptation du Château de Kafka dans le livre homonyme d’Olivier Deprez. Le cadre théorique utilisé dans l’analyse est celle de l’écriture à contraintes. L’article défend l’idée que le choix d’une technique singulière a des effets non seulement sur la forme mais aussi sur le contenu de l’œuvre.

Keywords: Main, Olivier Deprez, Franz Kafka, wood-cut novel, constrained writing

 

Deprez, 96-97Deprez, 98-99Deprez, 100-101

Roman graphique et théorie de la contrainte

L'analyse sémiotique de la main est inséparable d'une analyse plus large du corps, immobile ou en mouvement. Le geste du bras et de la main qui le prolonge et l'affirme, souligne l'activité corporelle. L'arrêt de ce geste, le figement de la main, son immobilité forcée ou involontaire, marque une suspension, définitive ou temporaire, concertée ou involontaire, d'une action corporelle plus vaste. La main, qui signifie le corps, est, de ce point de vue, aussi bien métonymie que métaphore.

Dans Le Château d'Olivier Deprez,[1] l'adaptation du roman homonyme de Franz Kafka, le thème clé de l'errance met l'accent sur les pieds davantage que sur la main. Les scènes qui racontent la déambulation du personnage de K., personnage souvent réduit à un profil altier dont les mains semblent se confondre avec la forme générale du corps présenté dans les lointains, alternent avec des scènes de repos et d'arrêt où les mains deviennent le foyer d'une action intense située au premier plan de l'image. L'opposition des pieds et de la main se voit ainsi piégée d'emblée: le mouvement porté par l'action des pieds est, chaque lecteur le sait, un vain enchaînement de déplacements dont aucun n'aboutira, tandis que l'action accomplie par les mains sera l'objet de brusques accélérations du récit.

La représentation de la main dans Le Château est d'autant plus intéressant e que la technique de ce roman graphique est fort rare et inhabituel le. En effet, contrairement à l'album standard, si l'on ose dire, les planches de ce livre n'ont pas été dessinées mais gravées, en l'occurrence sur bois, technique artisanale et anachronique qu'il n'est pas possible de réduire à une simple question de goût personnel. Le choix de la gravure sur bois n'est pas un choix d'époque. On sait que la technique était très à la mode dans les années où Kafka rédigeait ses grands textes et il n'est pas interdit de trouver comme un écho des gravures de /sur bois dans les propres dessins de l'auteur. Toutefois, le style d'Olivier Deprez n'a pas pour intention première ou exclusive de recréer une ambiance d'époque: s'il est bien sûr une parenté de famille avec les dessins expressionnistes des années 10 et 20 du siècle dernier, ses images s'écartent à la fois des "modèles", de Masereel à Klee, que Kafka a pu connaître ou imiter et des images de Kafka lui-même, dont les dessins les plus célèbres font souvent penser à des figures à la Giacometti. Ce qui fascine Olivier Deprez dans la gravure sur bois, outre bien sûr les qualités plastiques de telles planches qui se prêtent à merveille à un récit en noir et blanc, c'est avant tout la question de la technique comme contrainte.

En théorie littéraire, la notion de contrainte, dont Olivier Deprez est familier à travers ses lectures de Jean Ricardou et de ses contacts avec Formules, la revue des littératures à contraintes[2], tente d'articuler une théorie "matérialiste" de l'élaboration textuelle. La théorie de la contrainte s'intéresse plus particulièrement à trois aspects: d'abord la définition de la contrainte elle-même, ensuite l'intégration de la contrainte à une théorie comme à une pratique de la production textuelle, enfin le rôle et la fonction de la contrainte dans les processus de lecture d'un texte. Le point essentiel de ces diverses questions, actuellement très débattues,[3] est la double idée que la contrainte, définie comme règle formelle ou sémantique antérieure à l'élaboration du texte et maintenue de manière stricte tout au long du processus d'écriture et de lecture, est capable de relayer ou de renforcer "l'inspiration" et de donner au texte qui en résulte une valeur esthétique particulière, tant par ce qu'elle "oblige" l'auteur à inventer que par ce qu'elle l'interdit de dire "spontanément". Dit autrement: la mise en oeuvre d'une contrainte est jugée à même de lancer la production d'un texte, puis d'aider l'écrivain à continuer jusqu'à la fin, d'une part, et d'épargner à l'auteur les poncifs que fait surgir inévitablement le recours à la création "libre" et spontanée. La théorie de la contrainte resémantise ainsi le sens même de son concept fondateur: la contrainte cesse d'être interprétée comme synonyme d'asservissement et de réduction des possibilités, pour être lue comme une des voies royales de l'invention et de la liberté (toutes proportions gardées il se passe en théorie littéraire avec le mot de contrainte ce qui se passe en théorie de la culture avec un mot comme queer).

S'agissant d'Olivier Deprez, la contrainte de la gravure sur bois fonctionne incontestablement comme un des éléments fondateurs de l'adaptation du Château. Ce qui saute directement aux yeux, ce sont les terribles restrictions qu'une telle technique impose au créateur. La gravure sur bois est "lourde et lente" (on grave moins aisément qu'on ne dessine, elle n'autorise pas le repentir (les erreurs de la main sont difficiles à corriger), elle oblige à imaginer l'image en double inversion (les lignes qu'on creuse apparaîtront en blanc sur noir, non pas en noir sur blanc; l'orientation gauche-droite sera également inversée au niveau de la planche imprimée), elle exige qu'on fasse une sélection dans les détails à montrer (la réduction de la palette chromatique à la dialectique du noir et du blanc demande des contrastes assez forts, qui entravent la recherche d'un dessin uniformément gorgé de détails), enfin elle condamne le dessinateur à travailler sans cesse dans l'urgence (comme il faut que tout geste soit réussi du premier coup, il est important que le créateur, quel que soit du reste son penchant à la contrainte, accepte d'improviser et de s'abandonner aux mouvements de son corps).

L'impact de la gravure sur bois sur la technique de l'adaptation de Kafka est à la fois net et trompeu r. D'un côté il est manifeste dans le souci persistant du minimalisme: il ne faut pas attendre d'Olivier Deprez qu'il nous aide à "mettre un visage" sur le personnage de l'arpenteur, de Klamm, de Frieda, etc., tout comme on risque de sortir déçu du livre si on en attend une représentation visuelle "parlante" du village ou du château. Ce dernier n'est même jamais montré, mais reste un pur vocable, selon une manière de contournement qui ne relève pas simplement, comme on pourra le croire de prime abord, de l'ellipse: l'analyse des personnages, plus particulièrement de leurs mains, en apportera quelque preuve. De l'autre, cette impression de minimalisme est vite contredite par une sorte de fouillis inextricable qui émerge du dessin au niveau des traits et des couleurs: si souvent il n'y a, dans les images, presque rien à voir, la représentation matérielle de ce rien est tellement touffue que le cours de l'oeil, projeté en avant par la minceur de l'anecdote (il ne se passe "rien", l'action ne "prend" jamais, on ne retrouve que la squelette du récit de Kafka qu'Olivier Deprez ne cherche nullement à "transformer" de manière originale), est sans cesse arrêté, grippé, paralysé, happé par une profusion immaîtrisable de hachures et de taches. Celles-ci ramènent infatigablement le regard mobile et pressé du lecteur vers un en-deçà de la représentation, dont les figures émergent et dans lequel elles s'abîment le temps d'un battement de paupières. Voir sans rien voir, voir puis reconnaître, perdre l'image reconnue pour replonger dans des formes graphiques impossibles à nommer ou à identifier, voici quelques positions de la dialectique particulière, car sans synthèse finale possible et partant sans orientation temporelle déterminable (le terme de "positions" et non celui d' "étapes" est ici le seul juste), que dicte au lecteur Le Château d'Olivier Deprez.

L'appartenance d'un tel livre à l'esthétique de la contrainte entraîne plusieurs changements par rapport à la lecture habituelle de la main en bande dessinée. Premièrement, la représentation de la main comme objet de la figuration devient problématique: l'objet-main n'est plus quelque chose d'évident, mais se manifeste toujours sur une toile de fond caractérisée par la pluralité et l'ambivalence. La main n'est jamais "que" la main, elle est littéralement inséparable du corps figuré (souvent c'est le même geste du graveur qui produit d'un seul mouvement le corps, le bras, la main), elle est aussi constamment concurrencée par d'autres types de figuration (ou de non-figuration) qui lui disputent le même endroit sur la planche (sous la main, ou sur elle, on voit apparaître d'autres images, au sens matériel du terme). Deuxièmement, la représentation de la main renvoie beaucoup plus directement que dans le cas des dessins traditionnels à la main et même au corps de celui qui dessine. Si le passage des techniques de fabrication conventionnelle, avec leur stricte division du travail (croquis, dessin à l'encre, coloriage, lettrage)[4] à la "couleur directe" (qui fusionne en quelque sorte les quatre étapes précédemment séparées)[5] avait déjà considérablement augmenté le degré de présence de la main du dessinateur,[6] la sélection de la gravure sur bois comme technique de base d'un roman graphique intensifie encore davantage cette proximité physique du dessinateur, dont les deux mains (qui tiennent chacune la gouge et le cutter), puis le corps tout entier se donnent comme à lire dans les traits graphiques de la planche. De plus, et c'est ici que se combine la présence accrue de l'auteur et l'ouverture du trait graphique à une gamme très variée de régimes sémiotiques, les marques sur la planche, qui reproduisent celles sur le bois,[7] gardent ou acquièrent partout un statut ambivalent: du dessin à l'écriture, de multiples va-et-vient vont se manifester, par contiguïté d'abord (texte et image voisinent et sont produits dans le même élan), par similarité ensuite (le texte se fait vite lire comme image et inversement, comme l'analyse de la main dans Le Château permet de le montrer avec une clarté troublante).

Minimalisme et maximalisme de la contrainte

Le long récit (inachevé) de Franz Kafka est transposé par Olivier Deprez en un roman graphique de quelque 220 pages, toutes composées d'une image unique en même temps que double, puisque les cases du livre sont coupées en leur milieu par un épais trait noir qui rehausse ainsi l'existence de deux plages visuelles autonomes, simultanément en contact, car participant de la même diégèse et du même espace gravé, et disjointes, car ne se prolongeant jamais de part et d'autre de cet instrument matériel de séparation, comme si la "gouttière"[8] horizontale ne clivait jamais la représentation à la manière d'un barreau séparant les deux parties d'une image unie.

Cette contrainte compositionnelle élémentaire, presque fruste, correspond parfaitement à la contrainte plus générale de la gravure sur bois. Par sa reprise presque bornée d'une page à l'autre, la forme et la place du noir intericonique affichent à leur façon le caractère... contraint du livre même, qui proclame d'emblée l'inévitable répétition de ses structures de base. Toutefois, plusieurs particularités de ce cadrage interne de la planche soulignent la liberté comme l'ingéniosité avec lesquelles il semble possible d'appliquer une règle initiale sans tricherie ni relâchement.

Le trait noir unit d'abord les deux parties de l'image plus qu'il ne les éloigne l'une de l'autre. Puisque le fond d'une gravure sur bois est "naturellement" noir, l'emploi systématique d'une telle frontière plastique jette facilement un pont entre les secteurs inférieur et supérieur de la page. Le noir tamponne le creux virtuel entre les deux zones de la représentation, il n'inflige en rien une coupure comme l'aurait fait une gouttière blanche.[9] Deuxièmement, le trait noir diffère aussi à chacune de ses occurrences. Il ne s'agit pas d'une grille mécanique mais d'un trait sculpté par l'instrument de l'auteur, lequel montre à foison la marge de manoeuvre entre règle abstraite et application concrète. En troisième lieu, l'épaisse ligne noire qui traverse chaque planche se prolonge du feuillet gauche au feuillet droit, sertissant fausse et belle page du livre du livre dans une composition unique qui redouble la fusion du haut et du bas de chaque gravure. La structure quadripartite que dégage un procédé tellement fort à force d'être tellement banal, fait éclater la représentation dans les mêmes proportions qu'elle s'acharne à couler les deux fois deux images de chaque double page en une seule image englobante. Force centripète et force centrifuge se tiennent en un équilibre mal commode, l'oeil ne sachant jamais ni embrasser le tout, ni en rester à une seule de ses composantes. Enfin, à l'instar de n'importe quel autre procédé minimaliste dont le moindre écart a le bel avantage de provoquer des effets, eux, maximalistes, toute infraction à la règle introduit un relief insoupçonné. C'est ce qui arrive à la double page 98-99, où la double barre horizontale arrive à se faire passer inaperçue, du moins dans une première lecture.

double page 98-99
double page 98-99

Les représentations que ces pages emboîtent, livrent d'abord la leçon que voici: loin de disposer, comme dans les autres pages du livre, un effet de montage entre deux scènes accolées, chacune des gravures donne ici l'impression de n'offrir qu'une seule image. Les déformations du style expressionniste aidant, on se dit d'abord que la planche montre Klamm de dos, qui lève la tête vers K. penché sur lui à travers quelque trou de serrure monstrueusement grandi. Pour fantasmatique qu'elle demeure, une telle interprétation n'est pas, dans la logique un peu onirique du roman, à exclure a priori. Mais pour peu qu'on scrute attentivement les deux gravures, la puissance de la barre séparant le haut et le bas se fait de plus en plus visible, entraînant de la sorte l'écartement progressif et graduel des deux zones de l'image. Dans cet éloignement, le jeu de la focalisation est ce qui aide le plus à trancher, c'est-à-dire à rendre au trait de la séparation le tranchant mis entre parenthèses par l'omniprésence du noir. Klamm est installé face à une fenêtre et tourne le dos à la port e devant laquelle K. s'impatiente ou s'inquiète. Le regard latéral de K. sur Klamm que construit la première gravure, puis le rapport de face à face que suggère le montage interne de la deuxième planche, représente donc une scénographie doublement fictive, au sens de propre à l'univers matériel de la fiction proposée au lecteur et impossible dans l'univers diégétique où évoluent les personnages.

La possibilité d'une rencontre est donc posée, puis retirée. Le lecteur croit d'abord que K. regarde Klamm et que celui-ci retourne le regard de celui-là. L'analyse des angles de vue montre pourtant que de tels échanges scopiques sont de purs effets de montage. En ce sens, toutefois, ils sont absolument réels et l'enjeu de ces pages pourrait être d'inquiéter justement la fausse évidence dont se contente trop facilement le lecteur, plus dupe encore que les personnages de la fiction.

Ce n'est évidemment pas par hasard qu'une telle double page apparaît au moment clé de la rencontre (fausse, avortée, inventée de toutes pièces par K., peu importe) avec le représentant à visage humain du Château. A moment diégétique fort, graphisme fort et demi. Cependant, le graphisme n'a pas ici pour seul but d'obnubiler le lecteur, qui n'a pas besoin de sortir de la double planche pour se ressaisir. En effet, seule, chacune de ces deux planches aurait trompé le lecteur plus longuement. Donnant davantage de repères et partant des moyens de falsification de l'illusion lectorale, leur mise en contact le sort rapidement du leurre. L'interprétation des dessins ne doit toutefois pas s'arrêter au seul niveau du dévoilement du leurre. Si elle accepte de ne pas céder au mirage d'un croisement des regards diégétiques, elle doit s'interroger de toute évidence sur d'autres endroits du livre et d'autres dimensions de ses images où des mécanismes analogues de duplicité sont à l'oeuvre.

Mains rampantes

Le contexte immédiat n'en manque pas et la structure en miroir des pages 98-99 pousse justement à dépasser la seule double planche problématique pour lire comment la séquence entière de K. adressant en vain la parole et le regard à un Klamm renfermé dans sa chambre s'organise spatialement, en cercles concentriques autour d'une scène "clé" (sans jeu de mots sur le trou de la serrure autour duquel tout se joue), puis exhibe des mécanismes d'ambivalence représentative encore plus franche.

La chambre où se tient Klamm est une chambre d'écriture. Le personnage écrit, comme le souligne par métonymie le livre que l'on voit à ses côtés dans la deuxième planche. La main qui écrit, relaie une longue chaîne de mains occupées à des activités tout autres, qui basculent littéralement en écriture dans la case précédente , en bas de la page 97, foisonnement de signes relevant de catégories sémiotiques très différentes.

pages 96-97

pages 96-97

A première vue, l'interprétation de cette vignette ne soulève aucun problème majeur. on y distingue, de haut en bas, le profil en contrejour d'un personnage (que l'on suppose être Klamm), assis devant une fenêtre; puis le contour agrandi d'un trou de serrure (sans clé à l'intérieur, puisqu'aucun objet ne bouche la vue); enfin les lettres majuscules du nom de Klamm, qui transcrivent graphiquement le mot que l'on imagine prononcé, non sans insistance comme l'exhibe la taille inhabituelle des graphèmes, par K. au moment de frapper à la porte de Klamm.

Très vite pourtant, la transparence de cette image bizarrement claire, du moins en comparaison avec d'autres vignettes alentour, se brouille. D'abord parce que la valeur figurative du "trou de serrure" se déplie, s'étoile, peut-être finalement se perd: comme dans un tableau d'Arcimboldo, les arcs de cercle joints à la division de la fenêtre en deux taches symétriques mais discontinues, puis à la forme en dents de scie de la frise de lettres qui la borde en bas, se métamorphosent en le contour d'une tête de mort, dont la fenêtre forme les yeux et les lettres de Klamm, la bouche à-demi édentée. Corollairement, sans qu'il soit vraiment possible d'introduire une quelconque hiérarchie dans ces deux opérations qui se confondent, les formes circulaires se muent également en signes typographiques, la tête de mort devenant un couple de parenthèses ouvrante et fermante (ce qui correspond logiquement au sens du verbe allemand dérivé du nom de Klamm: "einklammern", soit "mettre entre parenthèses").

La situation sémiotique des composantes de la vignette est donc tout sauf stable. D'un côté, plusieurs interprétations plastiques se chevauchent. De l'autre, les formes mêmes tirent tantôt vers la figure et tantôt vers la lettre. Et le feuillètement des lectures possibles ne s'arrête nullement aux hypothèses susdites: le mot KLAMM, surtout en raison de sa forme, peut-être considéré aussi comme la représentation onomatopéiques d'un bruit, par exemple d'une porte que l'on ferme au nez de quelqu'un. De même, la tête de mort donne aussi tout loisir de se faire déchiffrer comme celle d'un vivant, en l'occurrence la tête de K. que l'on trouve ainsi remplie du seul objet de son désir: Klamm. Enfin, la forme de ce qui s'était lu déjà comme un trou de serrure ou une tête humaine, se laisse analyser non moins comme l'image du poing frappant sur la porte qui sépare K. et Klamm.

La conclusion provisoire de cette analyse, qui devrait insister sur la polyvalence sémantique des formes, celles de l'alphabet comme celles de l'image, indique déjà l'orientation que peut prendre un examen plus fouillé de la séquence tout entière. Etant donné les chassés-croisés de l'image et de la lettre, qui sont en quelque sorte le résultat de deux actions effectuées par la main, il peut sembler opportun de s'interroger plus avant sur ces actions mêmes, dessiner et écrire. Plutôt que de creuser le champ très vaste des ambiguïtés ou confusions entre lettre et image, on devrait prendre en considération l'impact de cette différence sémiotique entre lisible et visible au niveau des opérations de lecture respectives que ces deux modes de faire sens impliquent. Le dessin, on le sait, relève avant tout de l'ordre du continu, là où le texte implique en principe un type de déchiffrement discontinu, qui procède par segmentation plus ou moins linéaire avant de passer à des regroupements de plus en plus généraux. Pour la séquence qui nous intéresse ici, la rencontre avortée avec Klamm, ce court-circuitage du continu et du discontinu crée la possibilité de faire de ces pages une lecture par prélèvement, par collage-montage de fragments détachés de leur contexte premier, puis resémantisés dans de nouvelles chaînes qui restructurent le récit en fonction d'hypothèses de lecture variables.

A parcourir les dix pages qui constituent cette scène, de la page 94 où K. se laisse conduire par Frieda à l'escalier menant à la chambre de Klamm à la page 103 où K. et Frieda retrouvent les clients au rez-de-chaussée de l'auberge, la rentabilité d'une telle lecture saute immédiatement aux yeux, ne fût-ce qu'en raison des rapports palindromiques qui se tissent entre les planches. Dans les cinq doubles planches du passage en question, le texte se construit par imbrications parenthétiques successives: A (B (C) B') A', avec souvent des effets de rime et de position tout à fait saisissants entre les quatre images que réunit chaque double planche. Dans la section A, par exemple, c'est en bas à gauche que l'on voit Frieda menant K. en direction de l'escalier, ce qui correspond dans la section A' à l'image en haut à droite où l'on voit Frieda ramenant K. au café après l'avoir guidé dans la descente de l'escalier. La symétrie inverse de ces deux images ne se limite du reste pas à la place qu'elles occupent sur la double page, ni à la section de l'action globale ("la visite à Klamm") que visualisent les deux vignettes. Elle touche aussi à la représentation du corps des protagonistes, représentés en plan moyen mais sans les pieds et pris dans un mouvement qui les mène d'abord de gauche à droite (dans A) puis de droite à gauche (dans A'), tout en modifiant, comme c'est logique, l'ordre dans lequel K. et Frieda se présentent à la lecture linéaire: la première occurrence situe K. à gauche de Frieda, la seconde occurrence le place à sa droite.

Telle structure palindrome peut être mise en relation avec la forme, qui se voit ainsi thématisée, de la parenthèse, sans qu'il soit évidemment possible de maintenir une orientation trop stricte entre cause et effet: dans une séquence où le motif de la parenthèse est très voyant, on observe qu'en même temps le déroulement de l'action, la disposition des images sur la double page ou encore certains détails de la représentation des personnages, obtempèrent à une logique du chiasme ou du palindrome qui est tout à fait comparable à celle de la parenthèse. Est-il exagéré de penser que la structure même de l'inversion symétrique et de la parenthèse provient secrètement des particularités formelles des lettres de Klamm, dont surtout les lettres extrême, K et L, semblent aptes à faire naître l'idée, c'est-à-dire la forme, d'une composition tout entière axée sur les principes de l'inclusion et de la duplication. Posons déjà la question, même si ce n'est que pour y revenir plus loin.

La main de bois

A lire dans la même perspective l'évolution du motif de la main dans cette séquence, il apparaît que le principe du déchiffrement discontinu y est actif à l'extrême. D'une part, la mise en séquence de toutes les représentations de la main permet de marquer clairement la transformation même que subit le couple K./Frieda: alors qu'au début ils évoluent la main dans la main de manière peu "unie" (la jonction de la main droite de Frieda et de la main gauche de K. dessine une sorte de croix qui indique autant la séparation que l'union des personnages), la deuxième moitié du passage représente les mains jointes d'une tout autre manière, plus fusionnelle et intime (les doigts des personnages sont repliés les uns sur les autres, de manière à figurer les deux mains comme un ensemble soudé, harmonique, solide).

De part et d'autre de ces représentations, c'est-à-dire juste avant et juste après la double page où K. tente d'établir un contact avec Klamm à travers le trou de la serrure, Olivier Deprez offre l'image en gros plan d'une main qui semble pendre le long du corps, mais dont tout l'intérêt est de mettre en valeur la polyvalence de l'objet. Dans la première image, en haut de la page 97, une vignette exceptionnellement clivée au milieu dans le sens de la hauteur associe la main de K., qui repose le long de son corps en attente, au trou de la serrure: une diagonale relie ces deux formes: l'une et l'autre détachent nettement sur un fond plutôt uniforme et de surcroît leurs dimensions sont équivalentes. Cette structure en miroir fait apparaître le trou de la serrure comme une sorte de poignée (verticale, il est vrai), tout en faisant lire la main de K. comme une sorte de "fenêtre" ouverte dans le "mur" de son manteau. L'interprétation, une vignette plus bas, de la forme agrandie du trou de la serrure comme représentation oblique de la main qui frappe à la porte, trouve ainsi une justification supplémentaire. Dans la seconde image, en bas de la page 100 (ici encore, l'inversion chiasmatique par rapport aux axes de la double planche est très scrupuleusement respectée), c'est une main de femme que l'on voit, en très gros plan, voiler le trou de la serrure derrière lequel ne s'observe qu'une plage toute noire. Il ne peut s'agir que de la main de Frieda, qui s'est sans doute rapprochée de la porte pour empêcher K. de continuer à regarder par le trou de la serrure (le très gros plan, subjectif par-dessus le marché, se laisse ainsi expliquer facilement par la fiction). Ce qui s'ébauche ainsi, c'est l'amorce d'un renversement de l'action, où l'on a vu les personnages monter jusqu'à la chambre de Klamm et où ils s'apprêtent maintenant, après l'intervention de Frieda mettant un terme aux vains efforts de K. pour percer le mur qui se dresse entre lui et Klamm. Mais ici encore, l'essentiel est la structure d'ensemble où ces représentations se trouvent prises: à la main droite de K. à la page 97, montrée les doigts joints et tendus vers le bas, amputée de son pouce et située à petite distance du trou de la serrure, correspond à la page 100 la main gauche de Frieda, doigts parallèles mais légèrement écartées et au pouce clairement séparé du reste, qui semble comme effacer en la striant la vue offerte par le trou de la serrure. L'identification possible de la main et du trou de la serrure est ici encore plus forte, mais la base de leur comparaison n'est ici plus celle de leur commune ouverture (la main sur le corps, le trou de la serrure sur la chambre), mais celle de la fermeture (la main voile le trou, lequel ne donne... rien à voir) qui apparente l'action de la main à celle d'un obturateur d'une caméra photographiant dans les ténèbres. Comme partout ailleurs dans cette séquence, la seule main symbolise le tout de l'action, phase ascendante et descendante confondues.

pages 100-101

pages 100-101

De plus, à mesure que l'on progresse dans la scène de la rencontre avec Klamm, la représentation des bras et des mains de Frieda et K. se met à ressembler à une véritable lettre M, ce qui aide à lire dans les mêmes lettres à la fin de "KLAMM", l'exclamation qui ponctue page 97 ce passage sinon totalement muet, la représentation du couple à la fois uni et séparé, libre et enfermé. Une fois lancée (sur) cette piste, la lecture ne peut pas ne pas s'attacher aux autres graphèmes et repérer d'autres équivalences entre lettres et images. La rampe de l'escalier qui traverse en diagonale plusieurs des vignettes révèle ainsi un air de famille avec les branches de la lettre K, les contours de la serrure finissent par se faire déchiffrer comme un puzzle de moitiés d'O et de K, certains profils à la Giacometti ne se distinguent plus qu'à peine de lettres I, notamment.

Pareille interprétation n'a rien de forcé. Elle participe directement d'une interprétation créatrice du travail de Kafka, dont on connaît mieux maintenant les multiples passerelles qu'il établissait entre le texte et l'image et dont l'importance de la lettre, comme signe alphabétique mais aussi comme signe visuel, ne doit plus être soulignée. S'agissant par exemple des célèbres "figurines" publiées par Max Brod dans l'appendice de sa biographie de Kafka et qu'il présente comme des marionnettes suspendues à des fils invisibles, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf note:

Ces figurines, équivalents graphiques de l'expression gestuelle de personnages de récits, dessinées à la plume, exécutées à l'encre, constituent une sorte d'autobiographie graphique très stylisée (...). Les figurines se relient entre elles à la façon d'une bande dessinée qui offrirait à la compréhension plusieurs lectures (...). L'homme K, l'homme marionnette, exécute en six sketches les situations de son inhumaine condition. (...) L'épée et la canne sont des substituts de stylos, de plumes, alternativement en action ou au repos, servant de soutien. Cette autre variation de la lettre K qu'offrent les six figurines démontre que le scénario de l'écrivain au travail est une source d'inspiration sans cesse répétée qu'expriment alternativement la virtuosité du graphiste et le talent de l'écrivain.

Lorsqu'en 1922 Kafka désigne ses dessins par le terme de "hiéroglyphes", le signe n'a plus d'autre référent que la lettre K qui, utilisée comme initiale et comme signature, devient le nom d'un de ses personnages (...). C'est bien ver l'homme-lettre que Kafka s'achemine à partir de 1917, date de sa maladie, délaissant progressivement le croquis expressionniste et la calligraphie.

Ses figures, analogues aux "homme-lettres" qui traduisent une tendance de l'art de son époque, se rapprochent de Klee lorsqu'il proclame son "abstraction cristalline" à son retour de Tunisie, imitant la calligraphie arable ou latine pour créer certaines structures abstraites, visibles dans les dessins intitulés "Herr Z", "X-chen", "Coups et blessures", "W-Gruppe".[10]

L'intérêt particulier d'un livre comme Le Château, dont l'auteur a lu avec grande attention les travaux sur l'écriture et la lettre chez Kafka, est d'avoir évité la dérive d'une lecture allégorique (puis rapidement biographique et existentialiste, c'est-à-dire non formelle et souvent antivisuelle, comme le regrette justement Jacqueline Sudaka-Bénazéraf). La manière dont le domaine des lettres se voit ici activé, est si directe et si franche, qu'on coupe au lecteur toute possibilité de s'engouffrer dans la voie de quelque spéculation kabbalistique sur le sens et les prolongements des signes de l'alphabet comme clé de l'univers. "K" est avant tout un générateur. Cette lecture entravée ouvre la voie à d'autres types d'interprétation, en l'occurrence proches de la poétique de la contrainte qui a servi de point de départ à la présente analyse. Replacée dans la perspective de la contrainte, plus exactement de la contrainte technique et matériologique de la xylographie, la place centrale de la lettre s'explique aisément: ce genre d'inscriptions, pourvu qu'elles évitent l'arrondi, la boucle ou encore l'évasé typiques du mode représentatif "continu" de l'image, se prêtent tout "naturellement" à la technique de la gravure sur bois. Choisir comme systèmes d'amorce ou d'entame des marques telles que "K", "L", "A" ou "M", est un geste qui provient en ligne droite de la technique sélectionnée. Figurativiser ces lettres au niveau des représentations visuelles, en découle tout aussi fortement. Le lien avec l'oeuvre de Kafka, enfin, n'est en rien étranger à la décision initiale de réaliser un roman graphique en gravures de sur bois: la présence dans cette oeuvre d'un certain jeu avec certaines lettres, puis le passage de ces lettres à un certain univers fictionnel, enfin le retour permanent de cette fiction à une base matérielle de marquage et d'inscription qui ne se laisse jamais totalement offusquer, tous ces éléments font des livres de Kafka un candidat on ne peut plus logique et approprié à un travail d'adaptation visuelle à l'aide de bois gravés. Comme l'a fait ressortir l'analyse qu'on vient de lire, la main s'intègre à tous les niveaux au fonctionnement d'un tel roman: de sa conception matérielle à sa réalisation finale, comme motif polyvalent mais aussi comme forme graphique perçant à travers la représentation de la lettre M et vice versa, la main n'est absente d'aucune dimension fondamentale d'une oeuvre dont le caractère abstrait ou symbolique continuent à être pris pour le sens ultime et finalement toujours hors de portée.

Notes

[1] Bruxelles-Paris, FRMK Nord, 2003.

[2] Paris, éd. Noésis (depuis 1997). Voir aussi: www.formules.net

[3] Pour un aperçu des discussions actuelles, voir les actes du colloque de Cerisy dirigé par Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, Le goût de la forme, Paris, Noésis, 2004.

[4] Pour une belle illustration, voir Michel Baudson et Pierre Sterckx (éd.), Le musée imaginaire de Tintin, Tournai, Casterman, 1979

[5] Voir Thierry Groensteen (éd.), Couleur directe, Thurn, éd. Kunst der Comics, 1993.

[6] Ce phénomène a été étudié par Philippe Marion dans sa thèse Traces en cases, Louvain-la-Neuve, Académia, 1993.

[7] Contrairement à d'autres artistes de la même tendance comme Vincent Fortemps, Olivier Deprez ne joue pas explicitement de la "couche" supplémentaire du dessin que peut constituer la transposition du support original au support imprimé. Pour quelques détails, voir Jan Baetens, "Fort/da: sur le Chantier-Musil de Vincent Fortemps", in Image (&) Narrative No 7.

[8] La gouttière est le terme technique de l'espace vide ou supposé tel entre les cases.

[9] Ou, bien sûr, une gouttière noire dans un album en couleurs.

[10] Le Regard de Franz Kafka. Dessins d'un écrivain , Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, pp. 148-149

 

 

 

 

 

 

 
 
 
   
 

 

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